À la recherche du temps perdu
« Longtemps je me suis levé de bonne heure…
parce que mes enfants sont contre le principe de grasse mat’. »
Depuis les années 70, chaque nouvelle génération de parents (pères et mères) passe plus de temps que la précédente à s’occuper de ses enfants. Le sempiternel « profite, ça passe si vite » semble avoir un effet domino.
Intuitivement, on pourrait penser que passer plus de temps avec ses parents est forcément bon pour un enfant. Et, du coup, culpabiliser de n’être probablement pas assez disponibles pour les nôtres. Pour en avoir le coeur net, des chercheurs ont tenté d’établir des corrélations entre le temps passé avec les parents et divers critères d’épanouissement de l’enfant (réussite scolaire, équilibre psychologique, non-obésité, etc.).
Résultat (qui en rassurera certain.e) : aucun lien. La durée cumulée des moments « parents-enfants » à moins d’impact sur le développement des enfants que, par exemple, le style de parentalité, ou même la confiance du père en ses capacités parentales. Ce qui compte, en gros, ce n’est pas la quantité, mais la « qualité » du temps passé.
Qu’est-ce qu’un « moment de qualité » avec ses enfants ?
C’est là que ça se complique. Qu’est-ce qui, par exemple, est le plus « qualitatif » entre :
- aller au square et se poser sur un banc pendant que l’enfant grimpe sur des toboggans, en lui faisant coucou de temps en temps,
- ou se poser avec l’enfant devant un dessin animé adapté à son âge (donc forcément plus de 3 ans 🙈) et discuter avec lui de ce qu’il se passe à l’écran ?
Et bien… Ça dépend. Du moment. De l’enfant. Des préférences et contraintes des parents. Et, en l’occurence, « ça dépend », ça ne dépasse pas. C’est le jeu. La beauté et la difficulté du rôle d’éducateur. À chacun de déterminer sa définition d’un moment de qualité.
Or, si on applique de manière trop littérale l’injonction de passer des moments de qualité avec ses enfants, elle peut devenir contre-productive :
« Je veux le meilleur pour mon enfant.
Le meilleur moment de qualité est un moment exceptionnel.
Donc chaque moment doit être exceptionnel. »
Un programme stressant, pour le parent et pour l’enfant. Et qu’est-ce qui n’est pas génial pour l’épanouissement des enfants et des parents ? Paf : le stress.
« Pourquoi je refuse de passer des moments de qualité avec mes enfants »
Pendant ma deuxième année de MBA, j’ai passé un entretien de recrutement avec un dirigeant d’un entreprise réputée. On en était venu à discuter de la conciliation vie pro, vie perso, et il m’a dit « Je travaille très dur, et je ne vois pas énormément ma famille. Mais il faut se souvenir que ce sont les moments de qualité qui comptent. » Il s’est mis à raconter ce samedi matin où lui et son fils avait fait une promenade en vélo. Le dirigeant ne tarissait pas de détails sur l’événement. Les oiseaux qui gazouillaient, la légère brise, et les rayons matinaux du soleil sur leurs visages. Il a conclu en disant, « C’est un moment dont mon fils se souviendra toute sa vie. »
Je pense que beaucoup d’entre nous tombent dans le piège de penser le temps de cette façon : « Je ne suis pas très présent au quotidien mais, quand je suis là, je fais en sorte que ça compte vraiment. » Combien de fois nous a-t-on rabâché le conseil de « déléguer, déléguer, déléguer » pour pouvoir être « présent à 100% » ? La logique est séduisante. Difficile de défendre l’idée que lutter chaque jour après le travail pour installer son enfant dans un siège auto est plus satisfaisant qu’une excursion en famille, ou une promenade un vélo un samedi matin de printemps.
Problème : il n’est pas en notre pouvoir de classer les moments comme « de qualité » et « pas de qualité ». Et nous ne pouvons certainement pas décider à l’avance quand les moments de qualité se produiront. La notion même de temps de qualité suppose que notre vision de ce qui rend un moment « de qualité » ou « mémorable » est la même que celle de nos enfants. J’ai récemment été réveillée par mon fils parce que son oreiller était de travers, alors je pense qu’on peut dire que les enfants ne perçoivent pas toujours les choses de la même façon que nous. En d’autres termes, une balade à vélo avec un casque de la mauvaise couleur pourrait être « mémorable » certes, mais pour des raisons beaucoup moins glamour que le gazouillement des oiseaux.
Je ne passe pas de « moments de qualité » avec mes enfants parce que ça n’existe pas. On passe du temps, quand on peut. Et des moments spéciaux naissent naturellement de ce temps passé.
La notion de temps de qualité est peut-être utile pour certains. Cela peut nous rappeler de profiter au maximum du temps dont nous disposons, de poser nos téléphones et d’être dans l’instant présent. Mais je pense qu’il est dangereux de trop insister sur la qualité du temps. C’est accorder plus d’importance aux souvenirs qu’à la routine quotidienne, alors que c’est au jour le jour qu’un enfant grandit et se développe. Cela nous déculpabilise de passer moins de temps avec eux en nous autorisant à sécher les activités parentales qui ne sont pas « de qualité ». Le pire, c’est que cela peut mettre la pression sur les moments que vous avez la possibilité de passer avec votre famille. Il peut y avoir un incroyable sentiment de déception et d’échec lorsque le « temps de qualité » que vous avez réservé ne se passe pas aussi bien que prévu. Se débarrasser d’une insaisissable norme de qualité rend le temps passé ensemble plus agréable, pour le parent et l’enfant.
Je suis une mère qui fait carrière. J’ai de fréquents déplacements professionnels. Et je n’essuie certainement pas toutes les morves au nez, ni ne change toutes les couches. Mais quand je suis avec mes enfants, j’essaie de ne pas penser à créer des souvenirs ; je me concentre sur la création de liens. J’essaie de ne pas penser à passer des moments de qualité. Je pense simplement à passer du temps, en acceptant les moments agréables et moins agréables qui peuvent survenir.
Au final, n’importe qui peut créer des moments mémorables avec votre enfant. Ce que nous pouvons faire en tant que parents, c’est créer et entretenir des liens uniques avec nos enfants. Ce sont ces liens qui font que nos enfants se sentent en sécurité, importants et aimés. Et au fur et à mesure que les nombreux souvenirs d’enfance seront oubliés, c’est ce sentiment d’attachement que les enfants emporteront avec eux en (sanglot dans la voix) grandissant.
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Photo : Hunter Johnson