« Mon entreprise, c’est mon bébé ! » Et vice versa ?
Il y a un cliché tenace quand on parle de création d’entreprise : Il faudrait, pour avoir une chance de réussir, que l’entrepreneur accepte de sacrifier tout le reste.
- Sa santé : pas le temps de dormir, pas le temps de bien manger, pas le temps de faire du sport. Il faut bosser bosser bosser.
- Ses loisirs : « Tu feras des stages de kitesurf quand tu seras millionaire. » (sauf si tu lances une entreprise de stages de kitesurf).
- Sa famille : Le couple ? Les enfants ? Autant de freins supposés à l’investissement total d’un entrepreneur dans son projet.
Alors, il ne peut pas y avoir de pères entrepreneurs ? Au mieux de distants géniteurs trop occupés à conquérir le monde pour changer les couches ? Comme à l’accoutumée, la réalité est bien plus nuancée que le cliché. 16 entrepreneurs, mais néanmoins papas, ont accepté de raconter comment leurs responsabilités de parent et de chef d’entreprise se complètent, s’enrichissent et, tout de même, entrent en collision frontale de temps en temps. Merci à eux !
Ils ont des profils variés, du travailleur indépendant au dirigeant de fonds d’investissement, en passant par des créateurs de « licornes » potentielles, à diverses phases de maturité. Mais tous leurs témoignages se rejoignent sur un principe : l’équilibre. Celui qu’il faut trouver entre les injonctions souvent contraires de l’entrepreneuriat et de la paternité.

1. Flexible pour sa famille et pour son entreprise
Quand on est son propre patron, on n’a de compte à rendre à personne sur son emploi du temps. Comme le dit Martin Ohanessian, co-fondateur du Petit Ballon, le statut d’entrepreneur offre « la liberté de prendre le temps qu’il faut pour tous les imprévus ». « Si je dois rester a la maison pour les enfants, je peux » confirme Alban Denoyel, co-fondateur de Sketchfab.
Mais cette flexibilité est également de mise « de l’autre côté du miroir », plaisante Jean Moreau, co-fondateur de Phenix. Combiner les obligations d’entrepreneur et une part conséquente de la charge parentale « oblige à être plus efficace, à condenser son emploi du temps, et à savoir dire NON. Les déplacements en province et à l’étranger sont aussi beaucoup moins simples. » Au point de s’imposer quelques fois des circuits ubuesques. Matthieu Chereau, multi-entrepreneur et récemment co-fondateur de Cheery, se souvient « avoir comme ça passé 24h à New-York, juste après la naissance du premier. »
« On est souvent le dernier maillon de la chaîne et il y a des situations où il faut pouvoir se rendre disponible » constate Tristan Verdier, fondateur de eventmaker.io. « C’est dur de ne pas se sentir coupable toutes les (nombreuses) fois où l’on fait passer la boite avant la famille » ajoute Alban. En plus, pour le père entrepreneur, pas de patron sur qui rejeter la responsabilité.
2. Constamment préoccupé et salutairement décroché
Même quand on s’organise pour être présent physiquement, c’est « parfois très dur d’être vraiment là. La tête est ailleurs » explique Stanislas Dewavrin, co-fondateur de Oh BiBi. « On reste prisonnier d’une grosse charge mentale alors que l’enfant veut juste un peu d’attention ». Son de cloche similaire du côté d’Emmanuel Cazeneuve, fondateur de Hesus : « Pendant le week-end ou les vacances, il m’arrive d’être pris dans mes pensées. Cela gâche le temps passé avec mes filles ». « On déconnecte rarement » résume Fabien de Castilla, co-fondateur des joyeux recycleurs et désormais directeur général délégué du Groupe Ares.
Pourtant, en même temps, « jouer avec les enfants requiert un investissement à 100% qui crée une coupure avec la journée de travail » note Romain Rouphaël, co-fondateur de Belem. « Avant, j’avais besoin d’un peu de temps pour redescendre en pression en fin de journée. Retrouver ma fille me permet de passer à autre chose instantanément » confirme Anthony Amouyal, fondateur de COOT. Julien Mabin, producteur audio-visuel, enfonce le clou : « Mes deux petites filles sont en toute franchise, et devant Marvel, la meilleure source de divertissement qu’il m’ait été donné d’apprécier. »
Jonathan Benhamou, co-fondateur de PeopleDoc, va encore plus loin : « En devenant papa tôt (à 24 ans) j’ai acquis la conviction que l’on avait plusieurs chances dans sa vie professionnelle mais une seule de réussir sa vie personnelle. Cela m’a permis de relativiser de nombreuses situations et de trouver un équilibre que beaucoup d’entrepreneurs ont du mal à trouver lors de leur première expérience. »
Pour résumer, Jean énumère les vertus « relativisantes » de la paternité : « sas de décompression et de déconnexion, prise de recul, redéfinition des priorités. »
3. L’autre parent, un soutien et une difficulté
Dans la grande aventure de la parentalité entrepreneuriale, on peut heureusement s’appuyer sur l’autre parent, à l’agenda peut-être moins chaotique. Vraiment ?
Tristan « a la chance d’avoir une épouse compréhensive qui sait prendre le relais » quand il est forcé de laisser sa famille en plan pour son entreprise. Mais un autre de nos témoins reconnaît que le « décalage entre la vie d’entrepreneur et la vie de salarié ne facilite pas le partage avec sa conjointe, qui peut avoir du mal à comprendre les rythmes d’une startup. »
L’entrepreneuriat est une carrière incertaine, semée de surprises positives et négatives. Pour s’assurer que les tracas quotidiens de la création et du développement d’une entreprise restent alignés avec les aspirations à court et long terme des 2 parents, mieux vaut prévoir de refaire le point régulièrement sur le plan à 20 ans.
4. Épuisé et surmotivé
Au niveau fatigue, entrepreneur et père, c’est la double peine. Pour Guillaume Dupont, co-fondateur de CapHorn Invest, « il y a une vraie charge mentale avec les enfants ET avec une entreprise. Ca se cumule donc ! » Si en plus on a des enfants en bas âge, comme Romain, « la fatigues liée aux nuits compliquées et aux journées intenses s’accumule. »
On cumule, on accumule, et l’enfant pendant ce temps ? « Il ne s’économise pas » répond Mathias Savary, storyteller indépendant le jour, créateur de Papa Stories la nuit, et rédacteur invité du Paternel entre les deux. « L’enfant vit les choses à fond tout le temps. Et toi, tu cours derrière. Du coup, parfois, une fois l’enfant couché, au lieu de bosser tu vas dormir aussi. »
Et pourtant, explique Guillaume, cette « énergie de l’enfant est communicative ». Elle met au défi de faire preuve d’autant d’enthousiasme. On se réjouit du fait que « les enfants voient que l’on aime son travail » (toujours Guillaume). Matthieu aussi « veut que ses enfants voient des parents qui s’éclatent dans leur job ».
Le regard (brillant) de leurs enfants galvanise les papas entrepreneurs : Jonathan peine à cacher qu’il est fier que ses enfants « soient un peu fiers d’avoir un Papa Boss ». Et Stanislas se félicite que « son plus grand veuillent (comme lui) concevoir des jeux plus tard. »
Avec un tel public, « l’objectif (pour Matthieu encore) ne peut plus être seulement de gagner de l’argent, mais d’avoir un impact positif ». Jean a « envie de laisser un monde meilleur à ses enfants ! » Il a le « sentiment de construire un truc dont ils seront fier et dont ils pourront peut-être profiter. »
Si ça, ce n’est pas de la motivation…
5. Plus dur et plus facile que d’être salarié
La vie serait-elle plus facile pour ces pères s’ils étaient salariés ? Quand on sait que 68% des hommes considèrent qu’on ne peut pas réussir professionnellement, en général, sans sacrifier sa vie personnelle et familiale, on peut en douter.
Alors certes, comme le dit Romain « ce serait parfois plus reposant de suivre la ligne relativement tracée d’un job salarié plutôt que les montagnes russes de l’entrepreneuriat ». Jean rappelle aussi qu’entreprendre apporte « moins de garanties patrimoniales (salaire, sécurité, capacité d’emprunt, retraite, etc.) » qu’un CDI.
Mais Anthony souligne que c’est justement « l’incompatibilité ressentie entre un emploi du temps de salarié chargé et trop peu flexible et la vie de jeune papa » qui l’ont poussé vers l’entrepreneuriat. Il a préféré « mettre la même énergie dans la création de sa société, au service d’une cause qui lui tenait à cœur, tout en s’offrant le luxe d’une organisation sur laquelle il avait entièrement la main ». Alban abonde dans ce sens en estimant que « les sacrifices de temps familial arrivent aussi dans les jobs salariés ». Alors autant pouvoir prendre le responsable entre quatre yeux à chaque fois qu’on se lave les dents.
6. Un projet entrepreneurial et familial
On met tout son coeur dans la création d’une entreprise. Comme dans la construction d’une famille. Pas étonnant donc que le projet entrepreneurial d’un père déteigne sur son projet familial, et vice-versa.
Guillaume s’appuie sur son expérience de père pour « mieux comprendre les collaborateurs et entrepreneurs qui ont aussi des enfants. » Il compte aussi sur son lien avec ses enfants pour rester connecté aux innovations : « ils sont parfois au courant avant moi de nouvelles applis ou tendances ! »
Martial Valery, l’autre co-fondateur de Oh BiBi, décrit son rôle d’entrepreneur en ces mots : « faire grandir la boîte, accompagner son émancipation tout en lui donnant un cadre clair et des ambitions. » Et son rôle de père ? « Pareil que précédemment, avec quand même un peu plus de légèreté, et parfois plus de stress ! »
Chacun des 16 pères entrepreneurs témoins a souligné l’importance de la liberté. Il paraît donc approprié de conclure sur le cri du coeur pour la liberté professionnelle et éducative de Baudouin de Pontcharra, co-fondateur de Chalandiz : « Je me suis lancé dans l’entrepreneuriat pour prendre du recul sur les modèles imposés du monde du travail, et créer une activité à mon idée. De même, dans l’éducation donnée à mes enfants, je ne m’impose rien. Nous construisons avec ma femme, en piochant à l’envie dans les philosophies et pédagogies qui nous semblent les plus adaptées à l’évolution du monde. »
Merci encore à tous.
Crédit photo : Maier-Dragan Petrica