L’éducation bienveillante, déjà tendance il y a 100 ans

Le gros buzz des années 1910

As-tu lu le grand classique How to win friends and influence people ? Le rayon « développement personnel » de la Fnac doit tout à ce livre. Dale Carnegie y développe quelques bons conseils pour, sans surprise, être une personne aimable, littéralement.

Au détour du chapitre expliquant à quel point il est productif de NE PAS critiquer tous les gens qui croisent ton chemin, on nous présente le texte « Father forgets », de W. Livingston Larned, qui décrit un moment d’émotion paternelle mêlant amour, responsabilité et culpabilité. C’est spontané, sans filtre.

D’abord publié dans un journal local, le texte a fait vibrer plus d’une corde sensible, et a été re-publié au fil des années dans des centaines de journaux et magazines. Re-publié, carrément. C’est autre chose qu’un retweet ou un partage Facebook.

À l’époque, devenir viral était plus difficile, mais ça durait plus longtemps. « Father forgets » est un peu aux années 1910 ce que la BD sur la charge mentale d’Emma a été à l’été 2017.

Voici donc le texte, en VF bien sûr, à lire avec une voix de présentateur TV en noir et blanc.

« Un père, ça oublie »

Mon fils, je m’adresse à toi tandis que tu dors dans ton lit, ta petite main écrasée sous la joue, et tes boucles blondes collées au front par la sueur. Je me suis introduit dans ta chambre comme un voleur, seul. Je lisais mon journal dans la bibliothèque quand une vague de remord m’a saisi à la gorge. Me voilà à ton chevet, coupable.

Je pense à mon comportement sévère envers toi. Je t’ai réprimandé quand tu t’habillais pour l’école, parce que tu ne t’étais pas assez bien lavé le visage. Je t’ai sermonné pour la saleté de tes chaussures. J’ai crié de colère quand tu as renversé tes affaires par terre.

Pendant le petit-déjeuner aussi, j’ai trouvé matière à te critiquer. Tu as renversé des choses. Tu as avalé ta nourriture tout rond. Tu as posé tes coudes sur la table. Tu t’es fait des tartines avec bien trop de beurre. Alors que tu allais jouer et que je partais prendre mon train, tu t’es retourné, et tu as crié en secouant la main « Au revoir papa ! » J’ai froncé les sourcils et j’ai répondu « Tiens toi droit ! »

Ce soir, même histoire. En arrivant dans la rue, je t’ai repéré en train de jouer aux billes à genoux. Il y avait des trous dans tes chaussettes. Je t’ai humilié devant tes copains en te poussant jusqu’à la maison. « Cela coûte cher les chaussettes. Si c’était toi qui les achetais, tu serais peut-être plus soigneux« . Un tel discours, d’un père à son fils ?

Te souviens-tu quand, plus tard, alors que je lisais dans la bibliothèque, tu es entré timidement, le regard comme blessé ? J’ai levé les yeux de mon journal, agacé d’être interrompu. Tu restais planté là, hésitant. J’ai grogné « Qu’est-ce que tu veux ? » Tu n’as rien dit, mais tu as traversé la pièce en courant, tu t’es agrippé à mon cou et tu m’as embrassé. Tu me serrais avec la force de l’affection que Dieu a mis dans ton coeur, résistante, même à ma négligence. Et, déjà, tu étais reparti en trottinant dans l’escalier.

Mon fils, peu de temps après mon journal m’a glissé des mains et une peur  terrible m’a envahi, jusqu’à la nausée. Quelle routine étais-je en train d’installer ? Chercher la faute, gronder : voilà comment je récompensais ton comportement de petit garçon. Ce n’est pas que je ne t’aimais pas, mais j’attendais trop de toi. Je te mesurais à l’aune de ma propre maturité.

Il y a tellement de bon, de juste, de vrai dans ton caractère. Ton petit coeur est aussi large qu’un coucher de soleil sur les collines. Tu l’as démontré en courant spontanément dans mes bras avant d’aller au lit. Rien d’autre ne compte ce soir. Mon fils, me voilà à ton chevet dans la pénombre, agenouillé, honteux !

Tu ne comprendrais ce que je viens de raconter si je te le répétais à ton réveil. Mais, demain, je serai un vrai papa ! Je serai un compagnon pour toi. Je souffrirai quand tu souffriras, et je rirai quand tu riras. Je mordrai mes joues plutôt que de laisser exploser mon impatience. Je me répèterai, comme un mantra : « Ce n’est qu’un petit garçon, mon petit garçon. » J’ai projeté sur toi l’image d’un homme. Mais je te vois désormais, mon fils, pelotonné dans ton petit lit. Tu es encore un bébé. Hier encore, tu étais dans les bras de ta mère, la tête sur son épaule. Je t’ai trop demandé, trop !

« Sur ce, bonne nuit. »

Crédit photo : Nick Karvounis