Le roman de grossesse
Pour son dernier roman Aménorrhée, Marc-Arthur Gauthey a réussi une première chose : contourner le mot « grossesse », pas très flatteur, pour lui préférer le terme « aménorrhée » qui désigne l’absence de règle chez une femme qui a subi la puberté et n’est pas ménopausée. Une femme qui devrait avoir ses règles donc, sauf si elle est… enceinte ! On compte ainsi le temps pendant lequel une femme est enceinte en « semaines d’aménorrhée », soit le nombre de semaines depuis qu’elle s’est dit « mais dis donc, est-ce que je ne serais pas en train de ne pas avoir mes règles moi ? ».
(Rien à voir donc avec la chanson Ameno de Era. Mais on comprend que tu te sois mis à la fredonner dans ta tête en lisant 3 fois le terme « aménorrhée » dans le paragraphe précédent).
Marc-Arthur Gauthey n’a pas réussi que ça avec ce roman. Il a aussi dépeint avec finesse et nuances ce qui se passe dans la tête du futur père pendant cette période folle pour le couple, quand elle fabrique un bébé et qu’il ne sait pas trop où se mettre pour lui être agréable sans la déranger.
On recommande ce livre pour :
- les futurs papas, ceux qui hésitent encore, ceux qui essaient et ceux qui ont appris la bonne nouvelle il y a peu, pour les préparer aux montagnes russes émotionnelles qui les attendent ;
- les jeunes papas dans le dur, pour se rappeler de comment et pourquoi on en est arrivés là, et se souvenir que « c’est que du bonheur » ;
- les papas moins jeunes, pour toucher du doigt à nouveau la palette d’émotions qui se déploie de l’annonce d’une grossesse à la naissance.
Mais aussi, bien sûr :
- les futures mamans, les jeunes mamans et les moins jeunes mamans, pour se faire une idée de ce qui se passe dans la tête du papa qui fait la plupart du temps de son mieux pour ne pas être un boulet, même s’il finit forcément par l’être un petit peu ;
- les habitants du Xème arrondissement parisien, qui retrouveront avec joie la description de leurs bars favoris.
En résumé, c’est un joli livre pour revivre « sa » grossesse, pour s’y préparer, ou simplement pour y penser. Et, sans plus tarder, en voici un…
Extrait…
Boum, boum, boum, boum.
– Vous entendez ? C’est son cœur !
Dans mon estomac, c’est la Techno Parade. L’encéphalogramme vert fluo yoyotte de bas en haut à cent cinquante battements par minute. Étendue sur le fauteuil gynécologique, Lucia a le visage fendu d’un sourire solaire. Je me suis laissé guider derrière son épaule pour assister à la manœuvre sans tout à fait y prendre part. Mon rôle se cantonne du côté du public.
Voir Lucia poser ses pieds dans les jambières me fait prendre conscience de ses habitudes ici. Cette fille est décidément encore pleine de secrets pour moi. À la demande du docteur, elle a relevé son chemisier et d’un geste qui m’a semblé un peu brusque, Bouchard a répandu sur son ventre une généreuse quantité d’un gel transparent que je prends pour du lubrifiant. Tout est allé très vite. Lorsqu’il a apposé sa sonde, le moniteur s’est illuminé et le reste du monde s’est éteint. Le petit lézard pixélisé qui surgit en noir et blanc sur l’écran, c’est notre enfant. Quand Bouchard nous dit qu’il mesure quatre millimètres, je n’en crois pas mes oreilles. Il a déjà une tête, et des bras que l’on discerne. Lucia sourit à pleines dents en me prenant la main sans décoller son regard de cette apparition sublime. Mes yeux se gonflent, l’émotion m’envahit. Tout me semble irréel, presque incompréhensible. L’air se densifie, j’ai chaud, j’inspire, je souffle fort, ma gorge se gonfle, mon cœur palpite. Un large sourire me creuse les joues et me raidit la mandibule. De ses mains humides, Lucia me garrotte le bout des doigts en y enfonçant les ongles. Elle arbore le même regard extatique que lorsque nous faisons l’amour au soleil. Ses yeux me brûlent. Mon Dieu que cette femme est belle !
Transportés par nos émotions, nous ne prêtons pas attention au docteur qui tripote une petite boule sur son clavier en enregistrant des mesures du bout des doigts.
– Félicitations, dit Bouchard, vous êtes bien enceinte ! Tout est normal. Le fœtus est parfaitement placé dans l’utérus…
– Il bouge ! crie Lucia.
Le reste est un trou noir. Je n’entends ni ne vois plus rien. Il est question d’ordonnances, d’analyses, de chats, de fromage au lait cru, de douze semaines, tout est très confus. Les mots ne me viennent pas, ni en parole, ni en pensée. La sensation d’étourdissement a pris le dessus. Pendant que Lucia discute avec le docteur, l’ivresse de la paternité me vide de toute ma contenance. Je suis léger. En apesanteur.
👉 La suite (et ce qui précède aussi) dans le roman Aménorrhée, de Marc-Arthur Gauthey.