Jordan Shapiro, docteur en philosophie, professeur d’histoire, auteur, conférencier et papa de 2 garçons, en a ras la parabole que l’on diabolise la relation écrans/enfants. L’alarmisme ambiant lui paraît réducteur et contre-productif.
Alors, il a publié le livre « The New Childhood » (traduction : « La nouvelle enfance ») pour défendre l’importance structurelle des outils digitaux dans le développement des enfants de ce siècle. Il ne va bien sûr pas jusqu’à recommander de scotcher des enfants de moins de 3 ans devant des écrans (« lumièèèèère »), ou de renoncer aux sorties dans la nature au profit de séances de réalité virtuelle. Mais il nous propose quelques bonnes raisons de repenser notre conception du triangle écrans/enfants/parents.
1. Ce n’était pas « mieux avant », c’était juste « avant »
Pour ceux qui regrettent les activités enfantines d’antan, tellement nécessaires au bon épanouissement, Jordan propose quelques éclairages historiques :
- Le bac à sable fut en son temps une innovation pédagogique, introduite dans la première moitié du XIXème siècle par le « maître germanique de l’éducation de la petite enfance » Friedrich Fröbel (le Montessori allemand en quelque sorte). Il y a forcément eu des gens pour s’inquiéter de « l’impact de ces excentricités sur le cerveau de nos enfants« .
- L’écriture cursive a été popularisée fin XIXème, début XXème par Austin Norman Palmer, l’inventeur de la méthode éponyme. Jusque-là, l’écriture manuscrite se basait sur des styles complexes, réservés à des artisans spécialisés. Palmer a eu l’idée d’inventer un style simplifié, permettant à tout businessman de prendre des notes et d’écrire des lettres de manière autonome. Il a donc inventé le « mail pro », qui serait bien des années plus tard supplanté par l’e-mail. Et il a fait fortune en vendant les guides d’apprentissage de sa méthode.
Ces outils ont permis de répondre aux besoins spécifiques d’un contexte socio-économique de révolution industrielle désormais désuet. Doit-on les défendre coûte que coûte ? Ou chercher à identifier et comprendre les bacs à sables et stylos plumes « nouvelle génération » ?
Conseil : Ne t’alarme pas si ta progéniture ne semble pas suivre exactement le cursus d’enfance « normal ». Ta conception du « normal » est peut-être obsolète.
2. Les jeux vidéos sont de formidables mini écoles de la vie
Dès leur plus jeune âge, les enfants doivent apprendre à identifier les règles qui régissent leur environnement, et à s’y conformer.
Je sais marcher. Je sors dans la rue. Pour éviter les bobos je dois : différencier le trottoir de la route, repérer les passages piétons, distinguer le bonhomme vert et le bonhomme rouge, éviter les trottinettes électriques, etc.
Du jardin d’enfant à la première boom, la vie est une succession de situations dont il faut décoder les langages et rituels. Or les jeux vidéos invitent précisément à expérimenter ce genre de décryptage, de manière autonome, accélérée et sans risque.
Qui est mon personnages ? Comment se déplace-t-il ? Comment interagit-il avec son environnement ? Quel objectif dois-je atteindre pour passer au niveau suivant ?
Quand les jeux deviennent compétitifs ou coopératifs, ce sont encore de nouvelles règles et comportements qu’il faut appréhender.
L’expérience de jeu vidéo habitue également l’enfant à distinguer son avatar virtuel (le bonhomme à l’écran) de son identité réelle (qui tient la manette). Dans un monde où l’identité « digitale » est de plus en plus prépondérante, ce distingo peut être vital.
Conseil : Profites-en tant qu’ils ne sont pas encore trop grands pour leur faire découvrir les jeux vidéos de ton enfance (il y a quelques bonnes consoles vintage pour ça). Bientôt, ça sera à toi de t’adapter à leurs jeux.
Conseil bonus : On peut trouver des jeux qui transmettent aussi des messages sociétaux importants (tolérance, protection de l’environnement, etc.), tels que listés par l’association américaine Games for Change. Ça sera l’occasion de pratiquer l’anglais.
3. La politesse s’apprend aussi (et surtout ?) en ligne
Quand on voit ç’qu’on voit sur les réseaux sociaux et les espaces de commentaires des sites d’actualité, on se dit que pas mal d’adultes sont passés à côté de cette éducation à la politesse en ligne.
Alors si l’on veut donner une chance à la prochaine génération de maintenir un semblant de diplomatie digitale, il convient de leur donner dès aujourd’hui les clefs et le modèle d’un comportement adéquat en ligne.
À qui est-ce que je m’adresse ? Quelles sont les règles d’expression de tel ou tel espace digital ? Quel type d’interaction sera bénéfique pour moi à court et long terme ?
Conseil : Les jeux les plus populaires comme Minecraft et Fortnite impliquent une grosse part de socialisation digitale. N’hésite pas à participer aux sessions de tes enfants (ça sera plus facile si tu les a habitués très tôt à jouer avec toi) et à discuter de leurs expériences de communication, positives et négatives.
4. « Maîtrise le digital, ou le digital te maîtrisera »
Pour les enfants comme pour les adultes, les usages digitaux impliquent des risques qu’il faut savoir décrypter et contrôler. Et le plus tôt, le mieux.
Les mécaniques de rétention
Pourquoi est-ce que l’épisode suivant de Pat’Patrouille se lance automatiquement sur Netflix au bout de quelques secondes ? Parce que Netflix veut qu’on passe le plus de temps possible à regarder Pat’Patrouille. Et, non, ça ne veut pas dire que Netflix est plus gentil que papa.
La bulle informative
Pourquoi est-ce que je vois tant de contenus qui me plaisent ? Les plateforme apprennent rapidement ce qui m’intéresse déjà (les tyrannosaures). Pour me faire rester le plus longtemps possible, elles ne me montrent plus que des contenus similaires (des diplodocus), et je risque de ne plus découvrir de nouvelles choses (les poneys).
La publicité
Pourquoi est-ce que je vois un message d’une entreprise que je ne suivais pas ? Quelqu’un veut m’inciter à faire quelque chose, en général de l’ordre de l’achat. Utiliser une application, acheter un jouet, aller dans un parc d’attraction. Et on me montre ce message parce que j’ai déjà visité un site donné ou démontré par mon activité de l’intérêt pour tel ou tel sujet.
Les fake news
Est-ce que tout ce qui est sur Internet est vrai ? Parce qu’il y a des choses bizarres… Il est très facile de créer un contenu sur internet. Si l’information semble surprenante, ou trop belle/moche pour être vraie, il vaut mieux vérifier l’identité de l’auteur, et les sources citées.
En interdisant l’accès aux écrans, on ne protège pas nos enfants de ces risques. On ne fait que retarder le moment où ils y seront exposés, sans filet.
Conseil : Avant même que tes enfants aient accès au moindre écran, tu peux leur expliquer systématiquement la raison pour laquelle tu sors ton téléphone en leur présence. Pour prendre une photo ? Envoyer un message à maman ? Ou réagir à une notification peu pertinente ? C’est un bon exercice pour toi aussi 😉
5. L’intelligence nodale > la liste des départements par 🖤
Quand on dit à Jordan Shapiro que les compétences du futur seront la capacité d’adaptation et la créativité, ça le fait doucement rigoler. Autant dire « on n’a aucune idée de ce qui t’attend, et ça sera à toi de te débrouiller pour trouver des solutions. Allez, bon courage. »
Nos enfants ont déjà à leur disposition une quantité de contenus et d’outils de création qui frôle le surnaturel, voire l’indigestion. Pour bien naviguer dans ce monde de profusion, ils doivent apprendre à devenir des « noeuds » informationnels. Savoir dénicher, filtrer et synthétiser des contenus, des contacts, des idée pertinentes ; et les relayer dans un format numérique adapté.
Le système d’éducation « en silo » (1 heure d’histoire – dring – 1h de biologie – dring – socialisation dans la cours de récré – dring – etc.) ne les aide pas à développer ce genre de compétence. Alors que les recherches en ligne que vous ferez ensemble sur les sujets qui les intéressent (même très simple comme « qu’est-ce qu’on pourrait aller voir au cinéma ? ») pourront leur donner le réflexe et le goût de combiner des informations variées.
Conseil : Pourquoi ne pas créer ensemble une lettre au Père Noël digitalisée cette année ?
La nouvelle enfance, accompagnée
On s’en doutait, l’écran n’est ni bon, ni mauvais en soi. Et Jordan Shapiro nous invite à interroger nos réticences réflexes et à enfiler les baskets trop petites de nos enfants.
Perte de temps et déconnexion malsaine de la réalité, ou nouvelle manière d’appréhender le monde et de s’intégrer à la société ? Cette publicité Apple de 2013 posait déjà la question de manière élégante :
Pour continuer à explorer cette nouvelle réalité pas si virtuelle, n’hésite pas à te plonger dans « The New Childhood » (uniquement en anglais pour le moment).
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Photo : Todd Trapani